Chasses à Tirlancourt, chez François et Yolande DUSANTER – Vers les années 1954-1955

Chasse Bernard, X, François, Et Yolande

Chasses à Tirlancourt, chez François et Yolande DUSANTER – Vers les années 1954-1955

…..mon père Bernard DUSANTER a cultivé en nous – et sans doute d’une manière plus soutenue pour ses trois aînés : « le sens de la famille ».

Il n’était pas envisageable pour Papa que ses enfants ne soient pas présents à la maison aux fêtes de Noël. Il n’était pas pensable de ne pas aller présenter nos vœux et dire nos compliments ou récitations le 1° Janvier chez Bon Papa de Compiègne. Papa aimait sa famille. Il avait la crainte que nous perdions la mémoire des générations anciennes et c’est pourquoi il nous parlait souvent de la famille lorsqu’il se calait, après le dîner, dans son fauteuil en cuir. Il feuilletait et commentait les photos d’autrefois qu’il allait chercher dans son armoire de bureau où elles étaient rangées en vrac dans des boites Kodak de papier brun. Il voulait que nous soyons liés, de la même manière que lui, à l’histoire familiale et que nos vraies racines de Saint Quentin, ville meurtrie et blessée, ne soient pas effacées du seul fait du déménagement sur Compiègne, après la guerre de 14-18, de son père Robert Dusanter et de ses grands parents Ernest et Clotilde Dusanter épuisés et même détruits par ces quatre années.

Papa était un homme bon. Je me souviens parfaitement de ses paroles admiratives et, je dirais même, attachantes à l’égard de son frère François et de sa belle-sœur Yolande. Il les aimait beaucoup tous les deux et nous le disait. Papa avait 13 ou 14 ans lorsque Christiane, puis Guy sont nés, il était alors un très jeune oncle et il aimait rappeler ses vacances à Tirlancourt et à Houlgate où il retrouvait sa nièce et ses neveux.

J’ai eu la chance, plus que mes deux sœurs, et parce que j’étais le filleul de tante Yo* d’aller à Tirlancourt pour les grandes chasses d’automne.

J’avais 11 ou 12 ans, nous arrivions avec Papa la veille au soir de la chasse. J’étais saisi par la magnificence du château de briques roses et de ses hauts de fenêtres en forme de chapeaux de gendarme que nous apercevions au bout d’une courte allée qu’empruntait la voiture. Nous passions le petit pont au dessus des douves.

Nous garions la 403 Peugeot sur une aire de vieux pavés en face d’un préau en arcades de fer forgé sous lequel était rangé le bois pour la cuisine. Marie, la femme du garde nous attendait avec bienveillance sur le pas de la porte. Elle avait un beau sourire de femme de campagne et des cheveux ramassés dans un chignon tenu par des épingles. Nous passions la porte d’entrée, qui était en fait celle de service, et nous pénétrions sur un palier réduit qui s’ouvrait à droite sur une petite salle à manger transformée pour l’occasion en salle à fusils. Je vois encore sur la table les fusils posés, leurs canons brillants immobiles comme des œuvres d’art et les boites beiges de cartouches étalées les unes à coté des autres sur un petit buffet ; pour différencier le grammage des plombs, les cartouches au culot de cuivre jaune étaient de couleurs différentes : rouge pour le 5, verte pour le 6. Il y en avait d’autres : des bleues, des jaunes, des noires abandonnées pèle mêle dans une large vasque à fruit qui leur servait de rangement et que l’on aurait pu prendre à poignée dans nos mains comme des jouets.

Nous montions nos valises par un escalier dont le large mur de ciment était fait de petits carreaux noirs dont certains s’étaient décollés et au dessus duquel courait une rampe chromée. L’escalier était sonore, les voix rebondissaient d’un mur à l’autre et leur écho donnait une impression d’immensité. Mon père et moi montions alors dans nos chambres. Je couchais dans celle qui était au dessus de cette petite salle à manger, mon père dans la suivante.

Le lendemain matin, jour de la chasse, après la messe de 9 heures en l’église de monsieur le Doyen de Guiscard, oncle François prétextant une assistance m’invitait à le suivre dans les caves du château et je le suivais alors dans les sous-sols du château. Nous descendions plusieurs marches et il ouvrait avec précaution une porte fermée à clef, basculait l’interrupteur, et nous pénétrions dans la chaufferie qui bourdonnait. Il était fier de cette machinerie. Des tuyaux emplâtrées courraient le long des murs, traversaient le sol et le plafond. Il s’amusait à tourner et à retourner des vannes rouges de l’énorme chaudière, il tapotait de sa clef un cadran de pression, comme on le fait sur un baromètre, regardait l’aiguille qui semblait s’affoler, et avec les précisions de maître d’un navire, il basculait la petite et lourde porte de la chaudière, me montrait en s’écartant la buse sifflante qui crachait le feu au centre du foyer fait de briques réfractaires. « Ça chauffe fort » disait-il et comme un horloger tatillon, il réglait le curseur régulateur électrique qu’il remontait et redescendait pour le remettre en définitive au même cran. Satisfait de cette ultime intervention, nous passions dans une autre cave. Celle-ci était plus fraîche et aérée. Courant le long des murs je remarquais des claies pour entreposer les fruits. Il me demandait de l’aider à prendre des cagettes de pommes, de poires et une ou deux bouteilles de cidres et de les remonter au rez-de-chaussée dans la grande cuisine de faïence bleue où Marie travaillait.

Je le suivais ensuite dans des bureaux obscurs où il entreposait ses fusils et je voyais encore des quantités de cartouches de chasse, en vrac, sorties d’emballages décachetés. Sur des meubles ou sur le sol, il y avait des animaux empaillés, deux faisans vénérés qui se faisaient face, un renard aux yeux fixes, à la langue orangée et aux crocs acérés, je remarquais aussi des boîtes à chaussures fermées, de magnifiques boites de cigarettes bleues foncées pour les Week-end et rouges pour les Balto – il m’en donna une bleue que j’ai toujours – Il y avait dans d’autres coins et comme endormies des piles de vieux journaux jaunis et poussiéreux et – étonnant pour le jeune garçon que j’étais – dans l’ombre de la pièce, sur une banquette, étaient posées deux longues défenses d’éléphants qui pour moi, étaient si rares et si belles qu’on ne pouvait les admirer que dans les musées parisiens. C’était un peu fantastique de traverser ces pièces closes et secrètes encombrées d’objets de toute nature et qui semblaient dormir dans la demi-lumière. Oncle François énonçait quelques mots enchanteurs : « l’Afrique… un grand oncle explorateur… un serviteur noir ramené ici et qui faisait peur aux femmes de chambre… ».  Il sifflotait de satisfaction, content de l’impression de mystère qu’il me donnait, il passait sa main sur son crâne dégarni puis ressortait en prenant soin de fermer la porte à clef qu’il glissait dans sa poche de sa veste brune d’automne.

Dans les couloirs, je pouvais entendre le bruit du pas de tante Yo, plus appuyé sur un pied que sur l’autre à cause d’une déformation du dos qu’elle subissait depuis plusieurs années mais sans jamais s’en plaindre. Elle disait d’une voix un peu cassée par le tabac : « François…. François, il est tard.., passons à table, la chasse est dans une heure… ». Ils s’adoraient tous les deux et l’oncle François la taquinait souvent. Pour se faire pardonner ses retards et de ses distractions il lui caressait avec affection le dessous du menton, là où la peau est tendre. Nous passions à table dans une immense salle à manger de murs clairs et sans tableaux. Il y avait une longue desserte où des assiettes étaient rangées à coté d’une quantité de fourchettes et cuillères en métal argenté bien alignées. Des bouteilles de vin y étaient disposées et rangées comme chez l’épicier. Tante Yo et l’oncle François s’asseyaient à table l’un en face de l’autre, leurs invités de part et d’autre. Marie, la femme du garde passait les plats. J’étais au bout de la table et Marie m’indiquait d’un sourire affectueux le bon morceau que je devais choisir. J’ai toujours aimé cette complicité avec cette femme simple et maternelle qui me gâtait comme elle l’aurait fait pour un fils. Son mari, le garde chasse avait subi un grave accident qui l’avait privé de son bras gauche. Un drame dont je ne connaissais pas l’histoire, mais l’on m’avait dit qu’un soir d’hiver dans sa maison son fusil chargé était parti brusquement alors qu’il le manipulait pour le nettoyer ! J’imaginais une histoire affreuse : un coup de feu dans la nuit noire ! Mais cet homme ne s’en plaignait pas, son bras gauche avait été coupé à l’hôpital voisin juste en dessus du coude. Il arrivait néanmoins à porter son fusil, à tirer même et à attraper de son bras valide les furets de sa sacoche qui lui battait les reins. Je ne lui parlais jamais, je le regardais.

La chasse durait toute l’après-midi. Les chasseurs se regroupaient dehors sur les pavés ronds qui formaient terrasse devant le château. On saluait les chasseurs qui venaient d’arriver, on se complimentait ! D’autres femmes, comme Tante Yo, chassaient. Elles étaient vêtues de capes et capuchons couleurs feuilles mortes et de chapeaux tyroliens. Je me souviens encore de prénoms magnifiques comme celui de Nadine, une très belle femme au sourire continu et qui parlait d’une voix grave et douce à la fois. Je me souviens aussi d’Odette Galicier, une cousine de tante Yo, elle portait un diamant de forts beaux carats qui fusaient de son annulaire gauche. Papa m’avait dit que son mari possédait les manufactures de cigarettes Bastos en Algérie. J’étais impressionné. Cette dame était élégante et agréable dans ses propos ; elle parlait volontiers avec mon père de souvenirs d’autrefois. Veuve, elle se faisait toujours accompagner aux chasses de l’oncle François, par le père d’un de ses beaux enfants, le Général Manhès d’Angeny, un homme intelligent et de petite taille, plein d’humour et de rires communicatifs. Il y avait aussi les cousins André et Jacques Tilorier, commissaires-priseurs à Paris et qui attendaient sagement le départ de la chasse lissant leur très fine moustache assis sur leurs cannes siège, leur fusil cassé et posé sur leurs genoux ; ces deux cousins étaient de hommes distingués vêtus de knickers, de bas de laine verte, de bottillons et de vestes à carreaux. Cousine Louise – ou encore Loulou – la femme d’un des frères Tilorier, sous son grand chapeau de toile et ceint d’une écharpe blanche riait des bons mots des chasseurs, un parfum de Paris s’échappait de sa cape brune à chacun de ses mouvements, de ses éclats de rire et aussi des bruissements de ses immenses colliers.

Jacques Caron venait aussi chasser. J’aimais bien le cousin Jacques. C’était un homme de grande carrure, à la fine moustache très soignée. Le ton de sa voix était un peu sourd et sautillant ; il toussotait légèrement puis entamait une conversation avec papa sur ses affaires industrielles. Il racontait sa dernière chasse aux faisans en Sologne et parlait tout heureux de sa toute récente acquisition : une voiture qu’il venait d’acquérir : une splendide SIMCA dite « Chambord », au toit rouge et aux pneus de flancs blancs : « Tu sais mon petit Bernard, – disait-il à mon père – je suis très…très… content de cette voiture, pense qu’elle roule à 140, et quel silence, mon ami, une merveille !… » et il hochait doucement la tête comme pour appuyer son propos. Il avait des sourcils épais et portait de fines lunettes teintées pour le protéger de la lumière trop cru du soleil ; pour chasser, il se couvrait les mains, qu’il avait constellées de petites taches brunes, de gants de peau couleur fauve avec juste ce qu’il leur fallait d’usure pour être de bon goût. – c’était peut-être du pécari ! – Le cousin Caron était très courtois, il soulevait son chapeau pour saluer et disait un mot aimable à tous. Il était attentif aux jeunes, dont j’étais, et répondait volontiers à leurs interrogations sur le fonctionnement de ses cartouches numérotées ou du système de percussion de son fusil recouvert d’une plaque magnifiquement gravée.

Puis il y avait mes grands cousins : Pierre marié à Toino, une jeune et jolie femme aux yeux bleus, et Yves et Gérard, tous deux célibataires à la limite de la trentaine. Pierre était l’homme de la maison, il cultivait la ferme de tante Yo et à ce titre, il organisait la chasse, faisait manœuvrer les camions et dirigeait les rabatteurs. Yves ne chassait pas, c’était contraire à son éthique écologique du moment. Il aimait la politique, les discours enflammés. Il n’hésitait pas à donner de sa personne et de la voix dans des manifestations de rue, ce qui n’était pas toujours bien vu des oncles et des tantes qui l’auraient préféré en clerc de notaire ou assistant d’un commissaire-priseur. Quand il venait suivre la chasse de Tirlancourt, il parcourait les champs de son allure tranquille, revêtait un immortel imperméable mastic aux poches défoncées et suivait son caniche noir crasseux et frisé qui reniflait plutôt l’insecte des fossés et le fenouil sauvage que la trace ou l’odeur d’un gibier embusqué ou disparu. Gérard le plus jeune de mes cousins aimait la chasse. Il portait la barbe châtain de l’artiste qu’il était assurément. Sa réputation de dessinateur et de sculpteur s’était grandie et amplifiée depuis qu’il avait fait de ses pouces et de ses doigts la tête et le buste de Bon Papa Dusanter dans de l’argile qu’il avait été cherché dans les falaises des vaches noires d’Houlgate. Ce travail était, aux yeux de mon père, une très belle réussite qui l’avait émue. Vous pensez donc le buste de son père ! Il le conserva et fut exposé longtemps dans le salon de Beauvais chez mes parents. Cette sculpture de terre grise est aujourd’hui en bonne place chez mon frère Antoine. Créatif et doué, Gérard dessinait au crayon des portraits et aussi, comme on disait à l’époque, composait en couleurs des « affiches – réclames », pour des produits de consommation courante.

A une heure bien passée, le départ de la chasse était enfin donné. Nous montions dans de gros camions GMC, rachetés à l’armée américaine et qui servaient à la ferme pour le transport des récoltes. Nous étions assis comme dans un char à banc les uns à coté des autres sur des ballots de paille. Le camion s’arrêtait et on nous déposait par groupe de trois ou quatre sur le bord d’un chemin de campagne bordant la plaine. Je suivais mon père. Je le voyais de dos, le chapeau un peu en biais comme un acteur de cinéma américain. Son épaule droite semblait s’incliner sous le poids du fusil, je mettais mes pas dans les siens. Il me demandait de me placer à un mètre derrière lui et de tourner dans le même sens que lui pour ne pas le gêner, s’il devait tirer en arrière. Papa tirait bien. Il me disait que son frère Louis était meilleur encore dans cet exercice, ce qui me contrariait un peu.

Pour ne pas être vus du gibier, nous étions postés derrière de petits paravents de paille dressés tous les trente mètres le long du champ. Au loin, très loin, les rabatteurs, comme à la manœuvre, poussaient le gibier vers les chasseurs embusqués. On voyait alors dans les chaumes courir les lièvres et les hases que l’on m’avait appris à repérer par leur course affolée en couchant leurs oreilles. Brutalement, certains lièvres arrêtaient leur course en plein champ, ils se redressaient, observaient quelques secondes la plaine et repartaient dans une autre direction s’enfuyant à vive allure en forçant la ligne des chasseurs, d’autres moins heureux culbutaient raide mort sous le feu des fusils. Mon père m’avait appris que le lièvre ne voyait bien que sur les cotés, que cet animal n’avait pas de vue faciale, si bien que, si par hasard, un lièvre venait à courir vers le chasseur immobile, l’animal viendrait de lui-même se buter dans les bottes du chasseur. Je l’ai vérifié plus tard et c’était vrai !

Les rabatteurs se rapprochaient doucement, bien alignés. Des compagnies de perdreaux se levaient alors des chaumes avec de petits cris aigus et forçaient la ligne des chasseurs au dessus des affûts. Certains s’échappaient, les plus chanceux à coups d’ailes planées, d’autres éclataient sous les plombs et tombaient droit ou mollement dans un tourbillon de plumes, de pétarades et de fumées bleutées.

On ramassait le gibier ; des chiens excités s’ébrouaient en se querellant sous le regard réprobateur de leur maître. On faisait alors cercle autour du gibier et le garde chasse et les rabatteurs présentaient le tableau. Certains chasseurs étaient graves d’autres, comme la cousine Loulou, s’extasiaient en petits rires sur ces petites bêtes de plumes toutes chaudes encore ; certains assurément reconnaissaient leur gibier qu’ils disaient avec force avoir tiré magnifiquement et basculé du premier coup. L’oncle François rejetant son chapeau un peu en arrière, l’air satisfait, comptait les pièces, soupesait une perdrix, taquinait l’un ou l’autre des ses amis ou de ses cousins sur le bon ou mauvais coup de fusil qu’il disait avoir vu et ..heureux comme un propriétaire, joyeux aussi de bien recevoir ses bons amis, donnait une légère et amicale tape sur l’épaule de son voisin, lui soufflant un bon mot, en s’éclaircissant la gorge.

Nous remontions dans les camions et nous repartions pour une autre battue sur une plaine en déclivité qui entourait un petit bois impénétrable et giboyeux que l’on appelait « la Garenne » d’où on lâchait d’autres chiens, des chiens plus guerriers qui affoleraient les lapins et courraient en tous sens, pénétrant la ronce pour traquer le chevreuil et forcer le sanglier qui pouvaient s’y trouver.

C’étaient de belles journées ! J’avais 13 ou 14 ans, le bel age !

Christian Dusanter

* votre arrière grand-mère Yolande Dusanter née Versepuy

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